Dans les années soixante-dix, on parlait de maisons bioclimatiques et solaires car on visait l’autonomie, l’autosuffisance et la déconnexion. Aujourd’hui on parle davantage de frugalité, sur ces manières de vivre dans la simplicité, qui implique de se satisfaire de peu, de ce que l’on a. Comment les ABF appréhendent-ils ces enjeux d’ascétisme et d’austérité dans leur quotidien ? Les vieilles pierres ne sont-elles pas les meilleurs exemples de frugalité ? Faut-il jeter des volets en bois pour passer aux volets roulants PVC ? Terrasser quand le terrain ne nous “arrange pas” ? Encastrer un compteur électrique dans un mur vieux de plusieurs siècles ? Pourquoi les ABF se retrouvent-ils si souvent dans la position de contempteur, voire de censeur en face de la société ?
Pour un dossier sur le suburbain dans la revue Le Visiteur, l’architecte Charles-Henri Tachon enquête sur les modifications de son village d’origine, plusieurs choses le gênent et il tente de comprendre pourquoi. Il décrit le compteur électrique pour élargir un peu plus loin son raisonnement : « C’est un rectangle gris. Ses bords sont légèrement arrondis et ses proportions n’ont rien à voir avec le nombre d’or. Il est en plastique, plus exactement en polychlorure de vinyle et, au centre, il porte une inscription en relief. On ne sait pas si c’est un champignon économique ou une sorte de lierre administratif, mais il s’incruste dans les murs et on en trouve sur toutes les maisons. Il ne pousse jamais plus haut qu’un homme. Sa présence est irréversible. On l’appelle compteur électrique. (…) La campagne s’est longtemps conservée en l’état parce qu’on n’avait pas d’argent pour elle. Aujourd’hui, au contraire, on dépense beaucoup d’argent sur cette partie de territoire. La France est certainement l’un des pays les plus équipés du monde. Désormais, tous les monuments historiques sont rénovés, les routes goudronnées, et le moindre village a en projet une école, une salle des fêtes ou un gymnase. »
La qualité constructive et matérielle atteinte par les générations qui nous ont précédés est d’autant plus admirable qu’ils ne disposaient ni d’énergie “illimitée”, ni de machines perfectionnées. Par le passé, ce sont des lieux qui décidaient, des matériaux locaux, des pentes, des sols, des climats qui ont fabriqué ces bâtiments, ces sites. De nombreuses études sur les habitats vernaculaires dans n’importe quelle région du monde révèlent à quel point les générations précédentes s’adaptaient au climat et tiraient parti d’un site (suivant la nature de l’ensoleillement, des vents, des sols). Aujourd’hui, nous avons des moyens (financiers, constructifs et énergétiques) démesurés qui nous permettent de transformer ou d’édifier très rapidement. Et c’est ce décalage entre nos moyens et la pauvreté de nos constructions qui interpelle.
Revenons à la profession des ABF qui sont génétiquement programmés pour les “vieilles pierres”. C’est peu dire qu’ils sont peu armés pour appréhender les ventouses murales, les pompes à chaleur, les panneaux soudés plastifiés vert en guise de clôture, les baguettes d’angle en PVC, les isolations par l’extérieur en lames PVC, les panneaux solaires, les pylônes, les bâches incendie et j’en passe. Mais les ABF ne sont pas pour autant ces lapins “pris dans les phares d’une voiture”. S’ils ne suivent plus de chantiers sur les MH comme avant, ils restent liés à ce passé et connaissant le fonctionnent des “vieilles pierres”, qui offraient une manière de vivre frugale, c’est-à-dire sans apport énergétique démesuré et sans prothèses techniques intrusives. L’architecte suisse Christophe Amsler explique à ce sujet qu’« Aussi longtemps que les habitants ont admis des températures plus basses en hiver qu’en été, une clarté plus grande le jour que la nuit, davantage de tranquillité à la campagne qu’à la ville, aussi longtemps, en un mot, que l’homme a admis qu’il existait plusieurs manières d’habiter, estivales, hivernales, diurnes, nocturnes, urbaines et campagnardes, les problèmes énergétiques ne se sont pas posés. (…) Le message du bâti historique sur l’énergie mérite donc une attention toute particulière. La leçon est importante car elle dépasse la technique. Le patrimoine n’ayant pas créé le problème énergétique n’en parle pas sur un mode technique mais sur un mode de vie. Le legs des générations est un message humain. Ce sont des êtres qui parlent à des êtres sur des façons d’être. (…) Je pense que la moitié de notre consommation énergétique tient simplement au fait que nous n’aimons plus les saisons, que nous passons notre été à regretter les froideurs de l’hiver et que nous ne réfléchissons à l’ombre du nord que sous le soleil du sud. Il y a dans cette regrettable inversion des contraires un paradoxe, qui se traduit à la fois par l’affadissement de nos modes de vie et par l’extravagance des exigences qui en résultent, dont la satisfaction coûte un prix démesuré, en énergie comme en patrimoine. » Ce spécialiste insiste sur l’idée que l’on ne doit pas chercher à adapter le bâti ancien à nos standards de confort intérieur (qui cherche la constance, la régularité et le lissage des ambiances), pour éviter les dénaturations ou les altérations irrémédiables.
Au moment où la société fait mine de s’intéresser à la frugalité, le patrimoine nous délivre donc un message sur la gestion de l’énergie et sur la manière de vivre. Les analyses que nous livre Christophe Amsler font écho à la recherche d’une architecture non pas fondée sur un langage, une forme ou un style mais sur une expérience “physiologique” comme l’explique Philippe Rahm, dans sa thèse intitulée « Histoire de l’architecture »1 . Ce dernier souhaite mettre en lumière les causes naturelles, pratiques, climatiques qui ont influencé la forme architecturale (que ce soit la décoration, les bâtiments ou les villes). On y redécouvre que les arts décoratifs avaient avant tout une fonction thermique. Les tentures, tapisserie, et boiseries aux murs, les tapis au sol, les capitonnages de meubles comme la chaise-hotte, les paravents étaient des barrières contre le froid. Et on pourrait aussi évoquer les chauffe-pieds, chauffe-mains ou chauffe-lits. Suivant les saisons, on changeait d’ailleurs les meubles, l’épaisseur des tissus variait. Pendant des siècles on chauffait les gens parce qu’on ne pouvait pas chauffer les lieux. Pour revenir à la chaise-hotte qui a totalement disparu, c’est une assise enveloppante et couvertes ce cuir ou de tissus, qui exposait intégralement son utilisateur à la source de chaleur rayonnante (le feu de cheminée), et qui protégeaient son dos des courants d’air et des pertes liées aux surfaces froides environnantes. C’est un meuble pour un mode de vie frugal, car on ne disposait pas d’une énergie aussi facile, disponible et peu chère. Conséquence immédiate, la décoration disparaît progressivement avec l’accès facile et massif à une énergie peu chère (le charbon, puis le pétrole) et laisse la place à la climatisation.
Au XXIe siècle, les voiles d’ombrage, les rideaux thermiques que proposent les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, Bruther ou Bast dans leurs projets rappellent le rôle des tentures et des tapisseries. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal utilisent l’effet de serre et la convection dans leur bâtiment. Ils laissent aux usagers une certaine amplitude dans le choix de leur ambiance intérieure (température, luminosité, courant d’air, etc.). Ils défendent depuis de nombreuses années l’idée qu’ils font conserver les grands ensembles en les améliorant. La pièce en plus qu’ils ajoutent en façade instaure un autre rapport à son logement, ils s’en expliquent : « Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il faut favoriser des systèmes passifs avec des occupants actifs plutôt que l’inverse : des systèmes actifs –utilisant la domotique– et des habitants passifs. Dans un système passif, dès que l’on a froid, dès que l’on a chaud, on se lève et on ferme ou on ouvre pour réguler l’ambiance thermique dans laquelle on se trouve, tandis que le système actif ne demande rien. (…) Est-ce que le confort, c’est être soumis à des systèmes qui nous dépassent et dont nous sommes dépendants, ou est-ce au contraire d’en dominer de plus simples qui restent à notre échelle et nous permettent de développer de nouvelles compétences ? (…) C’est de la liberté. Il y a cette idée que le rapport au climat, à l’environnement, est quelque chose d’évolutif, qu’il y a quelqu’un à l’intérieur d’un logement, dont on pense que, par des gestes simples, il peut être responsable de son propre confort et de ses propres économies d’énergie. Le contraire de l’isolation pensée pour les cinq jours les plus froids et les cinq jours les plus chauds de l’année, et que l’on supporte toute l’année. » S’ils ne construisent pas avec des matériaux biosourcés ou locaux mais avec des matériaux d’aujourd’hui2 , ils évitent la démolition, mettent en place une énergétique un peu plus frugale (solaire plutôt que photovoltaïque) et permettent d’impliquer des habitants dans la variété des espaces que leur projet fabrique. Si on revient à l’enseignement principal du bâti ancien, cela reste évidemment l’inertie. D’autres architectes redécouvrent la pierre comme Gilles Perraudin et vont travailler avec l’inertie et le déphasage de la pierre dans leurs projets. On mesure le chemin à parcourir pour y revenir tant la société et la réglementation a clairement pris le chemin inverse. Le processus d’allégement des constructions et de perte d’inertie est entamé depuis plus d’un siècle, suite à l’énergie peu chère. En France, l’électricité nucléaire n’est pas un choix anodin et cela va de pair avec une politique qui a favorisé depuis bientôt cinquante ans des isolants synthétiques (pensons au leader mondial Saint-Gobain) qui sont complétement liés à cette politique énergétique centralisée et qui explique largement nos réglementations actuelles3 .
Continuons sur la question du renouvellement de l’air, qui est une préoccupation ancienne dans les traités d’architecture comme ceux de Vitruve. Les études réalisées pendant les confinements liés au virus du COVID montrent que l’air extérieur est toujours plus sain que l’air intérieur confiné4 . Les constructions récentes favorisent cet air confiné. Or, les vieux bâtiments sont perméables à l’air, on y ouvre la fenêtre pour aérer, réchauffer la pièce, se protéger du soleil. Aujourd’hui nous avons la fenêtre en PVC5 avec son coffre de volet roulant intégré qui fait gagner une minute ou deux et évite à la personne qui en est équipée d’ouvrir les fenêtres, puis à nouveau les volets. Sur le moyen ou le long terme, il évite à cette même personne de repeindre ses volets en bois tous les cinq ou dix ans. À l’inverse, le volet bois et la menuiserie traditionnelle existent depuis plusieurs décennies, ils impliquent une action de la part de l’occupant, ce qui veut dire que tous les jours vous passez une tête par la fenêtre pour les ouvrir. Tous les jours, même si c’est infime, il y a un lien avec la rue, la route ou l’espace public. En ouvrant quotidiennement votre fenêtre, vous voyez la rue, sentez le temps qu’il fait ou peut être apercevez un voisin. Pour l’entretenir il vous faut parfois sortir dehors, le poncer et le peindre. Cette petite anthropologie du volet bois qu’il faut peindre s’oppose frontalement à celle du volet roulant PVC qui est perçu comme inaltérable et pérenne. La pétrochimie est éternelle. Elle ne demande pas d’entretien, c’est même un droit exprimé parfois par cette phrase « Tous les voisins en ont posé, pourquoi vous me l’interdisez ? ».
Finalement, ce droit à la facilité, ce droit au confort c’est aussi celui d’en faire le moins possible. De manière plus générale, ce confort, s’il nous protège de situations désagréables, nous enferme dans le sens où il nous met à distance du monde extérieur et de nous-même6 . Comme on vient de le voir, le bâti porte en lui un message énergétique et anthropologique, et nous pouvons encore le déchiffrer. Pour des raisons scientifiques maintes fois présentées, le déclin de notre civilisation à forte intensité énergétique et matérielle est inévitable. Tôt ou tard, la société va changer, elle sera obligée de faire avec moins, c’est-à-dire de revoir ses besoins en matière d’énergie, de nourriture, de logement, de santé et de travail. La société va redécouvrir les enseignements du passé parce que l’énergie sera moins abondante et plus chère, les métaux rares (des panneaux photovoltaïques, des PAC) vont le devenir un peu plus et parce que le matériel pétrochimique (des isolants, des bardages) à faible pérennité ne sera plus aussi disponible et varié. Par leur connaissance du bâti ancien, les ABF disposent donc d’un savoir sur ce sujet mais en attendant, ils passeront au mieux pour des idéologues, souvent pour des empêcheurs de tourner en rond et des alarmistes. C’est ennuyeux mais, paradoxalement, c’est aussi une chance d’en faire partie.
- Exposition Histoire naturelle de l’architecture au Pavillon de l’Arsenal (Paris), déclinaison de la thèse de Philippe Rahm. ↩
- Éléments préfabriqués en béton armé, profilés métalliques pour les gardes corps et les menuiseries, miroiteries en verre et en plastique, rideaux thermique en plastique et aluminium ↩
- Héritières de la première RT 74 qui favorisait des constructions en parpaings revêtus d’enduit monocouche doublé d’une plaque de plâtre contrecollée à du polystyrène, avec des convecteurs électriques, une VMC et un matelas de laine minérale sous la toiture. Ces bâtiments étanches à l’air des années soixante-dix se prolonge aujourd’hui avec ces logements bouteille thermos perfusés par des PAC et des VMC. ↩
- Par ailleurs exposé aux composés organiques volatiles de nos matériaux de revêtement et d’ameublement. ↩
- « Elles sont étanches à l’air avec leurs joints en néoprène, affichent de magnifiques coupes d’onglets entre leurs montants et traverses. C’est le produit verrier qui maintient l’ensemble menuisé, tandis que les épais profilés en matière plastique ne servent qu’à assurer la manœuvre et la jointure avec la paroi à l’aide de joints comprimables, autocollants et de durée inférieure au cadre lui-même. Elles disposent d’une entrée d’air autoréglable, qui se combine à une installation de ventilation mécanique dite contrôlée, sauf par l’habitant. ». Les enseignements hygrométriques, Jacques Fredet, revue D’architecture, 2012 ↩
- Affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, perte d’autonomie au profit de dispositifs technologiques, renforcement de l’individualisme et appauvrissement des relations sociales, mise à distance de la nature et la destruction des écosystèmes. ↩